Le changement climatique, un sujet média-génique
Il est à la fois fascinant et choquant de voir à quel point la bascule climatique dans laquelle nous sommes entrés s’insère paradoxalement aussi bien dans notre “système”. Ce que j’appelle “système” ici représente l’espace médiatique du tout extra-ordinaire et dont le changement climatique – par ses caractéristiques média-géniques importantes – ne devient finalement qu’un “nouveau” sujet journalistique.
Laissez moi citer Georges Perec – qui a souvent fustigé l’extra-ordinaire – pour aller plus loin. Dans son livre “L’Infra-ordinaire” (Le Seuil, 1989) Perec nous dit : “Ce qui nous parle, me semble-t-il, c’est toujours l’événement, l’insolite, l’extra-ordinaire (…). Les trains ne se mettent à exister que lorsqu’ils déraillent, et plus il y a de voyageurs morts, plus les trains existent ; les avions n’accèdent à l’existence que lorsqu’ils sont détournés…”. Nous pourrions ajouter sans difficulté : le changement climatique ne compte seulement que lorsque nous affrontons des canicules, que le thermomètre dépasse le précédent record établi ou que des forêts brulent. À ce moment là, seulement, le sujet fait la Une des journaux !
Le sujet changement climatique semble donc disposer d’une média-génie importante. Ce que j’essaie d’expliquer ici, c’est que le sujet changement climatique est rentré dans le moule médiatique et alimente un triptyque systémique bien connu dans le monde des médias à l’ère des réseaux sociaux : l’événement, l’attention, le commentaire.
L’évènement attire l’attention qui suscite le commentaire (et qui, lui-même, par effet de rétroactivité peut parfois recréé l’évènement et ainsi de suite).

Mais alors, pourquoi critiquer la place du changement climatique dans les médias alors même qu’il semble nécessaire d’en parler plus et mieux pour lutter contre le climato-scepticisme qui prolifère (40% des Français sont climato-sceptique) ?
🙏 Merci au passage à l’association Quota Climat qui fait bouger les lignes en luttant pour un meilleur traitement médiatique des enjeux liés au climat et à la biodiversité.
Le traitement médiatique du changement climatique nous ferait-il passer à côté de l’“essentiel” ?
Revenons à nos moutons.
Le sujet changement climatique s’insère parfaitement dans le “système médiatique” spectaculaire et l’alimente de manière presque contre-productive. Au grand dam de Georges Perec : “Dans notre précipitation à mesurer l’historique, le significatif, le révélateur, nous laissons de côté l’essentiel.”
L’essentiel, donc. Mais qu’est-ce donc ?
Pour Georges Perec, tout simplement cela : “Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, I’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, I’habituel.” Dans notre cadre, l’essentiel pourrait se traduire par : notre manière d’habiter le monde, l’espace, le temps, nos relations aux autres et au vivant. Et à ce niveau là, nous sommes clairement hors-sol.
Il n’y a pas à chercher bien loin pour illustrer cet état de fait :
“Les enfants de sixième savent reconnaître des dizaines de marques de voitures ou de vêtements. Ils sont incapables d’identifier dix essences d’arbres. Cette différence entre la culture de la consommation et la culture des éléments naturels est significative. Elle traduit une perte de repères, une ignorance des fondements de la vie. Elle est dangereuse.”
Jean-Marie Pelt, La Vie sociale des plantes, éd. Fayard, 1984.
Nous vivons dans un monde qui semble oublier de plus en plus d’où il vient. Notre rapport au vivant est totalement superficiel à tel point qu’on se soucie assez peu de l’effondrement en cours. Dire que nous sommes “hors-sol” n’est pas excessif ; l’origine étymologique du “dehors” fournit par l’Académie Française est intéressante à cet égard : “qui ne participe pas à l’affaire, au projet, qui n’est pas au courant.” Et l’astrophysicien Aurélien Barreau d’ajouter lors d’une conférence à l’école de management : “Nous connaissons mieux le son des notifications Twitter que le chant des oiseaux. Et cela serait un problème MÊME si les oiseaux ne disparaissaient pas. Nous sommes dans une sorte d’éradication de tout ce qui fait le sens d’un vivant par rapport à une machine. (…) Les 2/3 des insectes ont été éradiqués en quelques années, en quelques décennies nous avons éradiqué les 2/3 des mammifères sauvages et en quelques millénaire nous avons éradiqué les 2/3 des arbres. C’est fait, ce n’est pas une crainte pour demain, c’est déjà dans le passé”.
Georges Perec le faisait lui aussi déjà sentir, de manière plus poétique peut-être : “Ce n’est même plus du conditionnement, c’est de l’anesthésie. Nous dormons notre vie d’un sommeil sans rêves. Mais où est-elle, notre vie ? Où est notre corps ? Où est notre espace ?”
Le vivant se meurt silencieusement (et nous avec). Quelle trace souhaitons-nous laisser ?
Nous sommes, par culture semble-t-il, devenu insensible à ce qui nous permet d’être ici et d’occuper avec harmonie l’éco-système Terre. Insensible à ce qui nous entoure au quotidien, à ce qui murmure, à ce qui bruisse. Nous continuons à nous guider à l’aide de la seule boussole capitalistique et productiviste. Nous focalisons parfois notre attention sur les événements extra-ordinaires du changement climatique tandis que l’infra-ordinaire du vivant (nous y compris : la pollution est responsable de 9 millions de morts chaque année dans le monde) se meurt sous nos yeux chaque jour, sans que nous y prêtons attention.
C’est en ce sens que le changement climatique est certainement le problème le moins important auquel l’humanité est confronté. “Le réchauffement climatique ce n’est pas important. Ce qui est important ce sont ses conséquences” nous rappelle justement Aurélien Barreau. Selon lui, le problème réside plutôt dans notre rapport au monde et dans les catastrophes que nous avons consciemment orchestrée comme l’éradication de la vie sur Terre ou, ce qu’on appelle communément, l’effondrement de la biodiversité. “La chute de la biodiversité ce n’est pas un problème qui engendre la catastrophe, C’EST la catastrophe”. Mais la chute de la biodiversité, elle, ne fait malheureusement pas la Une des médias.
Le vivant s’avère pourtant être une source d’émerveillement immense qui, lorsqu’on s’y intéresse, tient toute ses promesses. Pour citer une dernière fois Aurélien Barreau : “Le point nodal serait quand même de se demander ce que nous souhaitons.” Depuis la révolution industrielle et jusqu’ici, nous n’avons pourtant jamais véritablement questionné notre rapport au monde et déterminé ce que nous voulions prendre comme trajectoire ou, devrions-nous dire, laisser comme trace. Il serait souhaitable que ce ne soit pas le néant car cela signifierait que nous aurions définitivement tout dilapidé.
Sources utilisées pour cet article :
- Perec, G. (1989). L’infra-ordinaire. Paris: Éditions Seuil
- Quand Aurélien Barrau va dans une école de management, Chaîne Youtube Ethic et tac : https://www.youtube.com/watch?v=MuwDNChAvHE&t=733s&ab_channel=%C3%89thiqueettac
- Jean-Marie Pelt, La Vie sociale des plantes, éd. Fayard, 1984
- Stéphane Mandard (18 mai 2022). La pollution est responsable de 9 millions de morts chaque année dans le monde. Le Monde : https://www.lemonde.fr/planete/article/2022/05/18/la-pollution-est-responsable-de-9-millions-de-morts-chaque-annee-dans-le-monde_6126552_3244.html