Jour 1

Les jambes tirent en cette première fin de journée alors que le soleil illumine encore le Monte Cinto. La journée avait commencé progressivement avant que nous nous enfoncions dans les premiers cirques, se coupant peu à peu de la civilisation. Les montées sont devenues peu à peu difficiles et ont fini par nous transformer en pèlerins qui, malgré la fatigue, avancent tête baissée, un pas après l’autre.
Calvi a continué à se dessiner à quelques rares occasions au passage de certains cols. La Corse est magique. Je le savais, maintenant que je la vois, j’en suis définitivement convaincu. Entre ciel et mer, l’île dessine des reliefs à couper le souffle. Le terrain est technique. Ceux qui vous disent que le GR20 est un sentier difficile vous mentent. Il est l’un des plus bruts et techniques que j’ai foulés de mes pieds.

Les pierres, qu’elles soient roulantes ou bien ancrées dans le sol, sont partout. Elles grignotent chacune de nos jambes jusqu’à ce que celles-ci ne répondent plus de rien et que nos automatismes prennent le relais.

Lever les yeux ne suffit même pas à se détacher de ce sentier aux allures d’enfer du randonneur.

Dans cette première étape, on se dit finalement : “c’est déjà ça de moins à faire”. Mais quand on regarde la carte, on est encore bien haut sur l’île… et la suite ne sera pas plus simple.

On se rêve à finir le sentier, alors qu’on vient de le démarrer. Encore une fois, la montagne nous pousse dans nos retranchements et ce chemin est à l’image qu’on se fait des Corses : magnifique mais dur.

Jour 2

Le GR20 est un sentier imaginaire. La fameuse trace rouge et blanche est notre seule boussole, car les chemins sont quasiment inexistants dans les premières ascensions. On emploie les mains, on positionne nos pieds comme en grimpe, bref, c’est un terrain vierge de tout dans lequel évoluer demande des savoir-faire d’équilibriste.

Encore, Calvi au loin. Son littoral courbé nous fait de l’œil jusqu’à plus de 2000. Ce n’est pas une légende, la Corse, c’est la montagne à la mer ou la mer à la montagne.

À la mi-journée, le plus haut et certainement le plus beau refuge de Corse se dévoile en altitude d’une vallée à l’étendue verte mais dont les pierres dominent toujours les sommets. Nous sommes toujours bien dans le Nord. Quelques vaches pâturent. Les pâtes au pesto sont aussi généreuses que caloriques.

La descente nous dévoile peu à peu de nouveaux paysages. Le sud ? Presque.

Les rivières sont belles, les torrents sont forts mais suffisamment doux pour s’y tremper. Une passerelle, un col. Puis une nouvelle vallée.

La fin de journée semble longue, les pieds brûlent alors même que l’on foule les herbes vertes de la zone humide du lac de Nino.

Une bergerie, puis deux, mais nous devons continuer jusqu’au refuge, qui nous fera légèrement remonter pour l’atteindre. Comme avant-goût du lendemain.

Jour 3

L’ascension matinale est raide, très raide. Extrêmement raide. On avance, à cette heure-ci, encore à l’ombre. Les sommets dans notre dos, eux, profitent déjà des lumières orangées du lever de soleil.

Nos mains sont aussi importantes que nos pieds. Qui l’eût cru pour un sentier de randonnée pédestre ? La technicité du terrain est telle que chaque pas, chaque mouvement est à risque. La progression est lente mais sûre. Jusqu’à cette petite échancrure d’une barre rocheuse. À l’arrivée, le vent est fort, aussi fort que le paysage qui nous est dévoilé.

Deux magnifiques lacs sont logés dans un replat à plusieurs centaines de mètres en contrebas.

Le spectacle est ravissant, resplendissant.

La suite de la journée est marquée par un passage roulant dans une forêt de pins grandioses dont les pieds sont tapissés de fougères. Le soleil fuse entre les branches, offrant une parure dorée aux herbes qui admirent les arbres centenaires qui nous entourent.

Nous sommes déjà au deuxième refuge. La montée n’est pas terminée, mais lorsqu’elle l’est, le paysage qui s’offre à nous est vierge de tout. Sauf de pierres.

La Corse est recouverte de roche. On a beau nous prévenir, une fois au coeur du Nord, on se rend compte de la réalité. Elle est dure, sèche, brute. Les pieds tiennent bon sur les dalles rocheuses que l’on emprunte dans une ultime descente interminable. Les rochers sont légion et nos pieds passent leur temps à virevolter d’un caillou à l’autre. Les sentiers n’existent toujours pas, pour le meilleur mais aussi pour le pire. Les dessous de pieds chauffent à force de frotter nos membres inférieurs sur l’asphalte gris.

Une forêt. Puis un refuge à l’horizon. Celui qui nous libérera définitivement de l’enfer du Nord.

Jour 4

La journée démarre à la frontale. Le lever de soleil vient réchauffer nos corps et nos cœurs. Les lueurs matinales sur la canopée qui recouvre les balcons du massif que l’on gravit nous donnent des allures de film.

Le sud se dévoile peu à peu. Mais les sentiers restent techniques. On avait entendu dire que la basse Corse était plus roulante. Elle est en réalité moins alpine mais toujours aussi exigeante.

Les refuges nous permettent de réaliser des pauses et de nous ravitailler, mais rapidement, la chaleur de l’après-midi nous plombe.

Déjà une quarantaine de kilomètres au compteur et il faut poursuivre. Mais le clou du spectacle nous revigore : une mer de nuages s’offre à nous alors même que nous passons plusieurs heures à évoluer sur des crêtes à près de 2000 mètres d’altitude. La fatigue ne nous permet pas de nous déconcentrer, mais le cadre est irréel. Naviguer entre les rochers, les aiguilles et les sommets n’a pas de prix, mis à part celui de la douleur sous nos pieds.

Le refuge approche après une très longue et abrupte descente. On se croirait maintenant dans le Limousin. Les collines vertes et les forêts humides sont partout. Le soleil s’abaisse peu à peu, comme nous sur nos bâtons, puis quelques heures plus tard, définitivement sur nos matelas de fortune.

Jour 5

La nuit a été fraîche, humide, mais le sommeil profond. Pourtant, aujourd’hui, trouver l’envie d’avancer va s’avérer plus compliqué. Ce qui nous tient en haleine ? Conca. Notre destination finale. La mer du sud, aussi.

Les premiers pas dans l’humidité de Matalza nous donnent du fil à retordre. Les premiers mètres de dénivelé sont lourds, mais la pente n’est plus si raide. Le Nord est bien loin.

À la mi-journée, le soleil est trop fort. Mais les ascensions continuent. Le terrain, bien que plus roulant, reste d’une technicité redoutable. Ce sera le cas jusqu’au bout du bout.

Les belles aiguilles de Bavella nous font désormais de l’œil. On craque pour cette variante alpine. On craque pour une nouvelle montée vers l’enfer paradisiaque des massifs corses. De retour dans la caillasse. Heureusement, la vue est belle et nous donne à nouveau quelques sensations de vertige.

Pour terminer, une petite vingtaine de kilomètres, descendants mais toujours pas roulants pour un sou. Les balcons des derniers massifs nous offrent une dernière vue à couper le souffle. Un bassin naturel, à l’eau fraîche que la fonte des neiges alimente pour notre plus grand plaisir, accueille nos corps en surchauffe. À quelques minutes de l’arrivée. À quelques instant de la délivrance finale.

En sortant de la forêt, la route. La civilisation. Un clocher, un bar. Le village de Conca clôture une épopée dantesque à travers ce qui s’apparente certainement à la plus belle île du monde.